Stephen Jourdain (8 janvier 1931 - 19 février 2009)

L’Eveil

A la fois poète et philosophe, Stephen Jourdain transmet, par l’art d’écrire, à travers de nombreux ouvrages, et de décrire par sa verve, au cours de nombreuses conférences improvisée, l’art de veiller et d’être Moi.
Je crois que je devrais commencer par vous dire ce qu’est mon « expérience ». Elle est l’éveil, brusque et parfait, de l’esprit — de la personne intérieure — à soi-même, à son propre fait. Cette conscience n’est pas un état passager ; une fois apparue, elle demeure. Quand cela m’est arrivé, j’étais un petit jeune homme, tout à fait normal. Je commençais de fumer, j’étais amoureux, et si je me posais des questions telles que « qu’est-ce que moi ? », ou « qu’est-ce que penser ? », avec une intensité et une passion peut-être exceptionnelles, et me singularisais encore en étant assez couramment sujet à des moments de perception différente, à d’injustifiables gouffres de félicité, il est absolument certain que je n’essayais pas d’atteindre cet éveil, ni à aucun mystérieux autre rivage de ma vie, n’en ayant pas la notion. Vraiment, je ne cherchais rien.
Si vous n’aviez pas médité le Cogito de Descartes, auriez-vous tout de même débouché ? Si le Cogito n’avait pas existé, me serais-je quand même « éveillé » ? Je me suis souvent posé la question. Je ne sais pas… Possiblement, oui. La petite phrase de Descartes est merveilleuse, elle possède peut-être une efficacité particulière, mais elle n’est certainement pas le seul sujet de réflexion qui puisse devenir l’occasion de « l’éveil ». L’important est que le sujet de réflexion renvoie l’esprit qui réfléchit à son propre fait, l’oblige à passer et repasser près de son centre. Or, à peu près toutes les questions que je me posais à cette époque avaient cette propriété. Par ailleurs, une autre condition de l’éclatement de « l’éveil » est une tension extrême, paroxysmale de l’intelligence. Je vous ai dit qu’il n’était guère de jours qui ne me voyaient réfléchir avec cette intensité.
Vous avez à l’instant employé le mot « condition ». Selon vous, « l’éveil » est conditionné par quelque chose ? Je ne peux que constater un rapport entre certaines circonstances mentales et la venue de cette « chose », il me semble infiniment probable qu’elle naisse toujours en ce même contexte ; il est donc bien difficile de ne pas parler de condition et de cause. Mais en même temps, dès que j’emploie ces mots, dès que je fais de la « chose » un résultat, une conséquence, elle se rebelle en moi, me hurle que je vais contre sa nature. « L’éveil est nécessairement « l’avant » de toute chose autre que lui-même et il n’est « l’après » de rien. » … A côté de ces circonstances mentales, existe un autre facteur, beaucoup moins visible, du rôle duquel je n’ai pris conscience que tardivement, et que je ne crois pas moins essentiel : un certain état de la vision du monde extérieur.
Pouvez-vous préciser ? C’est difficile. Si j’essaye de préciser la nature de cette vision, ce que je puis dire est que j’étais dans un monde essentiellement dynamique. Un monde arc-bouté, tendu, jaillissant, surabondant, faisant craquer tous ses corsages, un monde en marche aussi, lancé sur la pente d’un présent intense. Ce qui l’avait fait apparaître, c’était la lecture des poèmes de Rimbaud. L’univers avait commencé de « travailler » une ou deux années auparavant, la plante était déjà née, Rimbaud a brusquement amené un printemps, tout en conférant à la plante un visage défini.
Qu’avez-vous fait, immédiatement après que cela se soit allumé en vous, la première fois ? Je suis resté une heure ou deux réveillé dans l’obscurité, œuvrant « l’éveil », grattant l’allumette et provoquant la flamme — qui était une même chose que le geste par lequel je la faisais brûler —, et jouant un peu avec cela, je crois, avec émerveillement. Le lendemain matin, ma première pensée a été « l’éveil », et savais-je toujours faire le geste ? J’ai découvert que oui, je savais, que cette chose miraculeuse était toujours là, et qu’elle serait présente jusqu’à ma mort, car je n’oublierais jamais le geste. […]
Quand cette chose-là vous est arrivée, avez-vous eu l’impression que c’était quelque chose qui était seulement pour vous, ou que cela pouvait arriver à tout le monde ? Mon sentiment est très fort là-dessus. Cette chose ne tient en aucune façon à la nature particulière de mon esprit et peut jaillir en tout esprit. L’idée ne m’est jamais venue que cela pu être un don personnel. La possibilité de « l’éveil » appartient à l’âme humaine de la même façon que la possibilité de ressentir l’évidence 2 + 2 = 4. […]
Le problème de la mort, dans l’état « d’éveil », disparaît ? Vous n’avez jamais pensé à la mort, en état « d’éveil » ? Je n’ai jamais pensé à la mort dans « l’éveil » pour une bonne raison, c’est que je n’y pense pas. Ce qui ne veut pas dire : le silence de la pensée. Le silence de la pensée et l’absence de la pensée sont des choses tout à fait différentes. On peut ne penser à rien avec une grande perfection, et il y aura autant de pensée dans cette soi-disant absence de pensée qu’en la pensée la plus intense. Il serait donc tout à fait vain de s’appliquer à faire taire sa pensée, à se vider, se laver l’esprit de toute pensée. « L’éveil » n’est pas une entreprise de vidange, ni de blanchissage. Je dis ça, parce que j’ai rencontré une personne qui passait ses jours et ses nuits à faire ça. Je fais monter la flamme de « l’éveil », « l’éveil » fait monter sa flamme, et la pensée succombe, et c’est une chose énorme, et fantastique, que cette mort ! Mais « l’éveil » peut très bien laisser le rêve se déployer (le rêve dont il n’est pas dupe et qu’à tout moment il peut foudroyer) et persister. Alors l’être « éveillé » pourra penser à la mort. Une vérité sur la mort se présentera tout de suite : cette réalité est une hallucination, une pure pensée. Certainement cette position est, vis-à-vis de « l’éveil », la plus rigoureuse et la, plus fidèle sur la question de la mort. Maintenant, si j’accorde réalité à la mort, si j’accepte de me situer au niveau de la pensée qui voit dans la mort une réalité, je pourrai essayer de répondre à la question : qu’est-ce que la mort ? À la lueur de « l’éveil ». Est-ce qu’il y a une conscience de soi qui s’éveille ? Mais… cette « chose » est la conscience de soi, c’est la possession de soi, c’est le temps du soi.

Enseignement

Il décrit son oeuvre comme "un témoignage qui nous apprend à naître à nous-même, à ne jamais nous perdre dans un pseudo-réel illusoire ou fictif que nous prenons pour la réalité quotidienne. Il nous enseigne surtout la possibilité d’être inaltérablement en recul par rapport à notre identité, sans pour autant récuser les couleurs de la vie. C’est paradoxalement de cette distance à soi que jaillit la personne humaine dans sa plénitude suprême. La « bonne nouvelle » qu’il délivre exige à la fois un regard d’enfant et une vigilance de tous les instants. Il est impératif de « veiller », de laisser brûler le « je suis » fondamental sans l’abandonner jamais dans les cendres de ses attributs."

Citations

"Il est bien une chose telle qu'une ultime identité de l'individu humain... Mais cette identité tient tout entière dans l'acte par lequel l'individu humain se reconnaît comme irréductible à toute sienne identité, serait-elle ultime." (L'autre rivage)
"Chaque homme, je le suppose, une fois au moins dans son existence, est tombé en arrêt, comme foudroyé, devant ce mystère des mystères : mon être intérieur s’apparaissant à lui-même. Devant le phénomène de la conscience. Je me sais !!!"
"Je suis le secret enfoui dans l'odeur de l'herbe fraîchement coupée, dans le houououhh du vent s'engouffrant dans le conduit de cheminée, dans les cent mille doigts de l'averse de neige, dans la nacre d'un matin de printemps, dans le message muet d'un alignement de marrons d'Inde, dans la déclivité de la plage et la danse des poux de sable ; je suis ce qui jadis vous rendit vivant, je fus l'instigateur de tous vos émerveillements, de tous vos étonnements, je suis l'unique raison pour laquelle quiconque, jamais, s'aima et aima, je suis le secret qui irrigua chacun de vos secrets d'enfant, je suis l'ange que tout enfant porte en filigrane et que vous avez tué. Je suis vous."
"On ne peut séparer la sensibilité poétique de l'intelligence. L'homme intérieur a la forme d'une montagne, tel l'Everest. Cette montagne a deux flancs, le flanc de l'intelligence et le flanc de la sensibilité. Et puis tout en haut de la montagne, les deux se croisent et cela s'appelle la conscience pure. Mais il faut faire l'ascension des deux côtés à la fois." (L'irrévérence de l'éveil suivi de Le génie est un enfant)
"Notre essence spirituelle est l'unique source de tout. C'est notre propre essence qui est à l'origine de ce que nous nommons le monde – et par « monde » j'entends non seulement la réalité dite extérieure mais aussi mon esprit, mon esprit dans mon corps, mon corps dans le monde et le tout emmené par le temps. En d'autres termes, tout jaillit du tréfonds de nous-mêmes. Notre essence est créatrice. Originellement, c'est-à-dire maintenant, tout de suite, immédiatement – je ne parle pas d'origine historique mais d'origine instantanée – cette source qui est en moi génère le monde : elle produit la réalité sensible aussi bien que mon esprit et mon corps." (L'irrévérence de l'éveil suivi de Le génie est un enfant)
"– On dit que la « réalisation » est une seconde naissance. C'est celle de la créature humaine, de l'humble moi humain ? – « L’éveil » est venu et il n’est rien resté de l’homme que j’étais jusqu’à ce que cette lame coupe net le fil de ma vie. Cette humanité-là a été consumée, anéantie, dans sa trame et dans son écume. Ce que j’appelais « mon esprit », que j’étais et pratiquais avec une rare ardeur, et ce moi pensant, voulant, qui en était l’habitant, et que je considérais comme le fin du fin, l’indépassable performance, en matière d’intériorité – tout ceci a rejoint le néant des rêves que l’éveil foudroie. Et quelque chose d’entièrement neuf, de totalement inédit, est né. Et cette chose flamboyait comme Dieu. En fait, si j’élimine du mot tous les sens qui lui sont étrangers et le parasitent, je dois dire que j’avais bien affaire à Dieu et à ses feux inouïs … Ce qui venait de naître, de naître des cendres de l’homme, était Dieu. Quelle commotion, Dieu ! Quelle commotion que d’apercevoir le visage de Dieu ! … Quelle commotion que d’apprendre que les traits divins sont ceux de l’homme !" (Première personne)
"« L’éveil » est je, moi, « un sujet sans yeux voyant, sans lumière, un objet sans apparence qui n’est autre que ce sujet voyant, se voyant. Ceci, à bout portant ». « Je » s'engendre lui-même. « Je » est cause pure de soi." (Première personne)

La création : hommage à Stephen Jourdain

“Notre âme… que j’appellerai notre essence spirituelle est l’unique source de tout. C’est notre propre essence qui est à l’origine de ce que nous nommons le monde - et par monde j’entends non seulement la réalité dite extérieure mais aussi mon esprit, mon esprit dans mon corps, mon corps dans le monde… tout jaillit du tréfonds de nous-mêmes. Notre essence est créatrice… originellement, je parle d’une origine instantanée… Tant que nous en restons là, nous sommes au stade de la création du monde, c’est à dire dans la phase édénique des choses. Puis instantanément, et c’est là que tout se gâte, une deuxième création se met en place… Dans cette deuxième création, c’est moi, personnellement, qui suis le père du monde… Dans la première, tout jaillit du tréfonds de moi-même mais comme impersonnellement… C’est bien là le paradoxe puisque nous sommes au centre de la personne ; une source non-personnelle au sens où il n’y a pas appropriation de quoi que ce soit… “
Stephen Jourdain in L’irrévérence de l’éveil

QUELQUE CHOSE COMME L’ESSENTIEL

Question : La première fois que j’ai lu vos livres, j’ai retrouvé ces intuitions que j’avais à dix ans ou à quinze ans, cette interrogation lancinante : « Qu’est-ce que je fais là ? » Au fond, une seule question m’intéresse – comment garder cet état, comment le garder tout le temps ?
Steve : La première idée qui me vient (en vous l’exprimant, je sais que je prends des risques) est de vous enjoindre, de vous supplier de ne pas faire fond sur cette base si sûre : « Comment garder cet état tout le temps ? » Je ne fais pas la critique intellectuelle du propos, bien sûr, mais ici, on voit clairement apparaître chez vous une certitude, commune à tous les êtres humains d’ailleurs : il y a du comment, il y a de l’état, il y a cette chose qu’il faut coûte que coûte recouvrer, il y a du coûte que coûte, il y a du … tout le temps. Mais ce n’est rien de tout ça ! Il n’y a que vous. Et vous êtes seul, absolument seul, seul à perte de vue. Ce que vous contemplez, ce sont simplement vos propres mains en train de remuer, vos propres doigts en train d’animer comme des ombres chinoises cet « état » et sa terrifiante précarité, cette volonté, apparemment si peu suspecte, de le faire perdurer. Par derrière cette sorte de rêve, ce que vous recherchez vraiment, même si vous ne le savez pas, c’est la réalisation de cette solitude glorieuse, la vision concrète d’une seule chose : tout cela, oui, tout cela qui nous impressionne tant n’est qu’un théâtre d’ombres.
Question : Et à partir de là ?
Steve : À partir de là, on a en une seule fois - on peut bien le dire – toutes les réponses à toutes les questions … Pas sur le plan intellectuel, sur le plan existentiel. On a crevé comme une feuille de papier le labyrinthe de la pensée, atteint l’être – et on COMPREND, on SAIT. On peut certes broder là-dessus indéfiniment, avec plus ou moins d’adresse, mais le cœur de l’affaire consiste bel et bien en la mise en cause de cette certitude profonde, absolue : en tant que je me pose telle ou telle question, je suis réel, r-é-e-l – empreint de la même parfaite réalité que mon questionnement. Je me pose une question – ce qui est bien mon droit ! Mais voilà que déjà, sans en avoir la moindre conscience, j’appose frauduleusement sur ce pur mouvement subjectif – et sur ce « je » qui s’y trouve si tragiquement impliqué – le label « réalité objective ». En fait, la fraude va bien au-delà de ceci … Toute question fonctionne comme un doigt qui désigne, qui croit désigner, le continent massif du réel dit objectif, dit extérieur, alors qu’il est en train de le tracer sur la buée de quelque fenêtre … Pure illusion encore, donc. Et nous voici tous, hommes intègres et de discernement, nous bouchant frénétiquement les yeux à la nature de ce que notre esprit considère : une pensée en train de prendre son envol, rien de plus, un peu de vapeur mentale, rien de plus. Fantasmagorie. Hallucination. Et nom de Dieu, ça prétend être du réel, du dur, du solide ! Que faire ? Nous réveiller et voir que ce n’est pas solide ; dès lors que ça revêt l’apparence solide, on va droit au désastre. En revanche, quand ça veut bien avouer son irréalité fondamentale, son inconsistance, sa fluidité et sa légèreté essentielles … eh bien, on est sauf – et au contact de quelque chose de sacré. Question : D’accord, mais comment percevoir cette irréalité fondamentale ? Steve : La réponse à votre question, vous l’avez sous les yeux, ou plutôt, elle vibre encore dans vos tympans. Toute cette irréalité que vous cherchez à démasquer s’est condensée dans votre question elle-même. … Cette « chose » qui nous réunit autour de cette table de jardin, on ne peut l’atteindre en raisonnant. On y accède uniquement par un acte de conscience. Un acte d’attention consciente, de vigilance, refluant sur lui-même. Hélas, celui qui va se mettre à « méditer » (ou selon le bon mot de mon ami Trojani, à « merditer »), celui-là, quelle que soit la finesse de ses intuitions, va écouter sans relâche les injonctions de sa raison – et elle n’en manque pas ! Il va prêter l’oreille à la voix de la sirène, jusqu’à ce que tout se désagrège … En fait, chaque fois qu’on accomplit un acte de conscience, un acte qui va vers nous-mêmes, la raison le fait dérailler. Notre fonctionnement ordinaire, c’est la raison. Et que se passe-t-il lorsqu’on raisonne sur « je suis » ? C’est comme compulsif … Cédant à la tentation du délire, on s’autorise à se situer à l’extérieur de cet axe, de ce « maintenant » pur, et c’est reparti, le grand balayage introspectif se remet en place – et tout s’écroule. Naturellement, ce que je suis en train de dire a déjà – sauf miracle – été récupéré par le fou qui est en nous et intégré au balayage … Question : J’aimerais savoir, pour vous la pensée doit être anéantie ? Steve : Nuançons, une fois n’est pas coutume. Ce qui doit être anéanti, c’est moins le moi pensant et la pensée, dans sa rive subjective, et dans sa rive objective (que, si je ne m’abuse, nous lui avons reconnue voici un moment), que notre sentiment que ces choses possèdent une existence propre, indépendante de notre moi profond, premier. Ça, c’est une autre expression du délire, de la folie profonde. Et ce n’est sûrement pas en raisonnant qu’on va réussir à consumer le voile ! Question : Vous semblez avoir désormais l’action de raisonner dans votre colimateur … Steve : Raisonner …, il y a façon et façon. Mieux vaut bien sûr en ce domaine, une approche subtile et rigoureuse qu’un traitement mou et approximatif. Là, au moins, on porte l’hallucination à incandescence … Alors, l’intuition peut se réveiller et tout faire exploser ! De sorte qu’on pourra – enfin ! – faire ce qu’on a envie de faire : boire un café, griller une Gitane, descendre le torrent à la nage ou sur un matelas pneumatique, ou ne rien faire du tout. Enfin débarrassés de l’Être et du Non-être, du Semblable et du Dissemblable, du Un et du Multiple, du Temps et de l’Éternité, du Particulier et du Général, de tous ces grands piliers sur lesquels nous reposons ! Plus de piliers, plus de temples – cela paraît inouï – et pourtant il y a encore quelque chose ! Quelque chose comme l’essentiel. toute reproduction est interdite sauf accord de l'éditeur.