ON
NE PEUT ÊTRE LIBRE DEMAIN
Entretien avec Éric Baret, Maison
Raphaël Paris, le 14 mai 1998
Pour moi, une rencontre c'est uniquement pour s'amuser,
parce qu'il n'y a rien d'autre que l'amusement. Pour s'amuser, il faut
être des enfants, c'est-à-dire être libre de l'histoire, de la prétention
à savoir quelque chose, à être quelque chose, ou à devenir quelque chose.
Je n'ai aucune réponse ; je ne suis pas une bibliothèque, j'ai très
peu lu. La manière de jouer pourrait être d'écouter en soi-même et si
un sentiment, une émotion, une pensée surgissent et si on sent le goût
de l'exprimer, on peut le faire. Je fais la même chose. Si à ce moment-là
quelque chose surgit dans l'écoute, ce quelque chose sera exprimé. Ce
n'est pas pour répondre à une question, ce n'est pas pour éclairer une
question, c'est uniquement parce que la nature des choses est mouvement,
sonorité. Mais pour jouer, il faut être libre de tout savoir ; sinon
on ne joue pas, on travaille. C'est trop tard pour travailler. Mais
si on ne sait pas jouer, peut-être qu'apprendre à jouer est un travail…
On sait tous jouer. On sait tous jouer, parce qu'il n'y a que ça.
Vous ne croyez pas à vos histoires, vous ne croyez pas à votre passé,
vous ne croyez pas à votre futur. Quand vous êtes vraiment à l'écoute, vous ne
pouvez pas croire vos parents, qui vous ont dit que vous étiez né à telle date,
la société qui vous dit que vous allez mourir dans les quarante années qui viennent,
votre compte en banque. Si vous écoutez, vous ne pouvez pas croire à ces choses.
On peut prétendre croire. On peut prétendre se prendre pour son compte en banque,
pour sa vitalité, pour son intelligence, pour sa force. Mais profondément, on
ne croit pas à ça. C'est pour cela que tous les soirs, vous abandonnez toutes
ces prétentions et vous vous laissez glisser dans le sommeil profond. C'est vraiment
la profonde jouissance de la journée. Si vous y croyiez vraiment, vous ne pourriez
pas dormir, vous ne pourriez pas mourir chaque soir. Mais souvent, l'histoire
d'être quelque chose surgit et c'est merveilleux que ça soit comme ça : elle surgit
parce qu'on en a besoin. Quand vous avez peur, quand vous désirez, c'est votre
porte sur la liberté, c'est votre porte sur le rien-être. Mais généralement, par
mauvaise habitude, je dirais, on repousse ces portes et on se dit : " Je dois
me libérer de la peur, je dois me libérer de l'inquiétude. Je dois devenir libre,
un sage. Je dois devenir, demain… " Ça c'est la grande misère, de vouloir devenir,
de vouloir être libre demain, quand je n'aurai plus de peur, quand je ne serai
plus comme ceci, comme cela. Ça c'est la souffrance. Mais même cette prétention,
vous la quittez également, tous le soirs. À un moment donné, on découvre le mécanisme
en soi. C'est très clair : dès que vous prétendez, vous souffrez ! Quand vous
ne prétendez rien, il y a une tranquillité. La tranquillité est toujours maintenant,
elle ne dépend de rien. Vous n'avez pas besoin de devenir, d'apprendre, d'étudier,
de vous purifier : vous avez besoin d'arrêter de prétendre d'être quoi que ce
soit. C'est ce que fait un enfant ! L'objet se présente, l'enfant est là. L'objet
le quitte, il est sur l'autre objet. À un moment donné, on voit combien l'ajournement
est ce qui fait souffrir. Vouloir être libre demain, ça c'est la souffrance. Vouloir
se calmer, se transformer. On peut faire du yoga, on peut aller en Inde, en Chine,
devenir bouddhiste, devenir… c'est difficile de dormir, tant qu'on veut devenir.
Mais tôt ou tard, vous pressentez qu'il n'y a rien à devenir. Quelque chose, ou
plutôt rien ne se passe. C'est le devenir qui se passe. Donc on en peut pas chercher
à être comme un enfant : ça c'est une attitude d'adulte ! Vouloir comprendre un
enfant… il n'y a rien à comprendre ! Il y a uniquement l'écoute, sans avoir la
prétention d'être autre chose que ce qu'on entend. Vous écoutez. Votre voisin
écrase la tête de sa femme contre votre mur, vous écoutez le bruit de la tête
qui se brise, vous écoutez votre réaction, votre indignation - vous trouvez ça
très violent - et vous auriez envie de lui écraser la tête contre le mur, parce
que la violence c'est inadmissible. Vous vous rendez compte que vous êtes aussi
violent que lui et que c'est pour cela que vous ne supportez pas sa violence.
Il suffit d'écouter, comme un enfant. C'est gratuit, vous n'avez pas à aller à
des séminaires pour l'apprendre. Aucun livre ne peut vous l'apprendre : c'est
le voisin, quand il écrase la tête de sa femme, qui vous l'apprend, parce que
c'est votre réalité dans le moment. C'est ce que vous devez écouter, parce que
c'est cela qui se passe. Quand il y a l'anxiété, c'est ça l'objet de méditation.
Quand il y a la jalousie, c'est ça l'ishta devata, l'objet de méditation. Vous
n'avez pas besoin d'aller en Inde pour cela, c'est toujours avec vous. C'est gratuit.
Mais il faut avoir cette attitude d'enfant, d'être libre de but, parce que ça
ne vous rapporte rien : vous ne devenez pas libre, vous ne devenez pas sage, vous
devenez rien. Il y a uniquement la tranquillité. C'est pas la vôtre, elle n'est
pas dans votre poche. Jouer c'est dans l'instant. Demain, la peur surgit de nouveau
: vous dites merci, parce que c'est vous-même. Il n'y a que vous-même. Cette peur
est de nouveau votre écoute, votre vérité, d'instant en instant. On ne peut pas
être libre pour toujours, parce qu'il n'y a que l'instant. On ne peut pas être
libre demain, parce qu'il n'y a que l'instant. Et c'est un jeu sans participant.
Il n'y a que le jeu, personne ne joue. Je n'ai pas de question, mais je voudrais
juste vivre plus intensément. Quand vous avez commencé à parler, j'ai senti une
tranquillité qui s'installait. Mais vous avez parlé de l'enfance et de l'intuition
de l'enfant à plusieurs reprises. Plus ça va et moins je me sens bien quand je
vous entends dire ça, parce que l'intuition de l'enfant je ne l'ai pas connue.
Je l'ai connue de façon très furtive et c'est maintenant que je la découvre. Parler
de l'enfant, pour moi c'est difficile. J'ai l'impression de faire le chemin inverse,
de ne pas avoir connu d'enfance insouciante et de découvrir ce qui est inhérent
à l'enfant maintenant. Ça me met très mal. Plus je vous entends et plus je sens
la colère, parce que les choses ne sont pas arrivées au moment où il le fallait.
La colère, c'est ce qu'il y a de plus haut en vous, c'est ce qu'il y a d'essentiel.
C'est maintenant. Si vous l'écoutez, si vous la sentez, c'est là que vous êtes
libre. C'est pas de revenir à l'enfance ; ça c'est un concept. L'enfance c'est
maintenant. C'est maintenant, quand vous laissez votre histoire d'avoir eu une
enfance. C'est maintenant. Mais si vous essayez d'écarter cette colère, parce
que ça vous empêche de quelque chose, ça c'est un ajournement. Sentez ce que vous
sentez maintenant. C'est à vous, c'est ce qu'il y a de plus précieux en vous.
Comment vous le savez ? Vous le sentez maintenant. Il n'y a rien d'autre. Laissez
cela totalement vous remplir. C'est ça la tranquillité. Vous ne pouvez pas vous
libérer demain, vous ne pouvez pas vous libérer dans une seconde ; c'est maintenant.
Vous n'avez rien à faire. Ne faites rien : vous ressentez. Il n'y a rien d'autre.
C'est ça l'enfance : ne la cherchez pas dans le passé, ça c'est une histoire.
Sentir, ça veut dire aimer, ça veut dire : dire oui. Personne peut le dire ; on
ne peut dire que non. Quand vous aimez, quand vous vous aimez, vous aimez tout.
Là il ne peut pas y avoir de colère. La colère c'est une vieille histoire, qui
veut faire croire qu'il y a eu quelque chose de faux dans votre vie. Et la bonne
nouvelle c'est qu'il n'y a jamais rien eu de faux dans votre vie. Votre vie était
parfaite. Ce qui s'est passé quand vous étiez jeune, c'était parfait. Car tout
est parfait, quand il n'y a pas d'histoire : que les choses devraient être autrement,
que Dieu a fait une petite erreur dans votre vie et qu'il vous faut essayer de
la corriger, de vous en libérer. Non. Tout ce qui vous est arrivé, c'est ce qui
vous amène à être complètement libre dans l'instant. Il n'y a rien à rectifier
; il ne peut plus y avoir de culpabilité, de remords. Tout était parfaitement
juste, sauf dans votre histoire que la vie devrait être ceci ou cela. Pas d'histoire.
Il s'agit d'être complètement là, il n'y a rien d'autre. Ne vous racontez pas
non plus d'histoire que vous avez commencé à ressentir une tranquillité quand
j'ai commencé à parler. C'est votre histoire : vous avez ressenti une tranquillité
parce que vous avez écouté. Vous vous êtes écouté vous-même ; c'est votre tranquillité
que vous avez sentie, il n'y en a pas d'autre. Votre tranquillité n'est pas à
l'extérieur, c'est la vôtre. Elle ne vient de rien. Alors, c'est une histoire.
C'est votre tranquillité. Il n'y a pas de situation qui amène la tranquillité.
Quand je vous écoute, il y a une part de moi qui a envie de jouer. Ce qui me vient,
c'est : à quoi bon écouter, à quoi bon essayer d'être libre, à quoi bon… Exactement
! La suite, c'est que de toute façon je vais mourir. Je me sens derrière ça. De
toute façon, à quoi ça sert ? Ça vous le pensez, vous ne le sentez pas. Vous ne
pouvez pas sentir la mort. La mort c'est une pensée. Quand vous dites " je sens
que c'est inutile de faire quoi que ce soit ", vous pouvez le sentir. Ça c'est
votre nature profonde : être sans dynamisme. Vous pouvez sentir que c'est inutile
de venir ici, parce que c'est votre nature profonde d'aller nulle part. Mais vous
ne pouvez pas sentir qu'il y a la mort devant vous. C'est un concept, c'est une
histoire. Vous l'avez acheté ce concept, avec celui d'être né, avec celui de votre
nom. Vous le fabriquez à chaque instant. Et ça doit être comme ça, c'est parfait
comme ça. C'est parce que vous le fabriquez à chaque instant que vous pressentez
la tranquillité. Vous n'avez pas à vous libérer de cela pour être tranquille.
Il faut laisser cela aux grands yogis. Être un enfant, ça veut dire ne pas avoir
la prétention d'être quoi que ce soit. Vous sentez en vous l'image de la mort
- ça ne peut être qu'une image, on ne peut pas pressentir sa mort - et c'est votre
porte sur la tranquillité. Laissez venir ça, vous allez voir ce qui se passe en
vous. Ça devient un ressenti : la mort, elle est dans la gorge, dans la poitrine,
dans le ventre. Vous l'accueillez et vous allez voir que ça ne peut pas se maintenir.
C'est fatigant de penser. Mais quand vous accueillez quelque chose, il ne reste
que l'essentiel : c'est l'accueil. Ce que vous accueillez n'a pas d'importance.
C'est pour ça qu'en Inde, l'ishta devata peut être Ganesh ou Kali ; ce n'est pas
important. C'est la célébration qui est importante, ce qu'on célèbre c'est un
prétexte. C'est l'accueil qui compte. Ce qu'on accueille, c'est une décoration.
Vous avez la chance d'accueillir le concept de la mort : c'est votre ishta devata,
votre objet de méditation. Pas votre objet de concentration, pas de vouloir comprendre,
de vouloir ramener à votre niveau l'immensité : ça c'est l'orgueil et il faut
laisser cela aux yogis. Il n'y a rien à comprendre dans l'essentiel. Vous écoutez,
Il n'y a personne qui écoute, il n'y a rien qui est écouté ; il y a écoute. C'est
ça la méditation. Le moment où vous voulez chasser cette pensée de la mort, c'est
ça l'agitation. Ce qui se présente, c'est exactement ce qui est nécessaire. Comment
vous le savez ? Parce que c'est là ! Et parce qu'il n'y a pas eu d'erreur dans
la création divine, d'erreur que vous devez rectifier. Ce qui se présente c'est
votre cadeau. Alors, vous dites oui. Pas conceptuellement, mais profondément,
en ce sens que vous êtes ce oui. C'est votre nature et là il n'y a pas d'histoire.
Vous n'avez rien à faire pour ça, sauf voir qu'on est constamment en train de…
Si vous faisiez plus de méditation, si vous étudiez les Karikas de Gaudapada,
si vous mangiez plus de graines germées… : chacun a ses fantaisies. Mais c'est
toujours demain et ça ne marche pas. Ça peut changer la coloration : vous pouvez
avoir moins peur des chats, mais la peur est toujours là. Car être quoi que ce
soit, c'est avoir peur. Il y a quelques temps, j'ai pris conscience que j'aspirais
vraiment à passer ma vie à rire et à m'amuser, à traverser l'existence dans la
légèreté. N'y a-t-il pas l'envie de la distraction derrière ça ? Je ne sais pas
si cette envie-là c'est ce dont vous parlez. Si demain vous apprenez que vous
avez un cancer terminal, ainsi que vos proches, qu'est-ce qui se passe dans cette
envie de légèreté ? Elle devient plus forte. Ça devient grave en dedans. C'est
les deux. Parce que je dois vous dire que vous parlez de légèreté et je vous trouve
d'une gravité terrible. (Rires). Je vous dis qu'il y a quelque chose que j'ai
envie de saisir dans ce que vous dites. Je me dis qu'il doit y avoir une coexistence
entre gravité et légèreté. La gravité c'est une impression. Quand vous allez à
un concert, parfois les musiciens semblent graves, mais ils ne sont pas comme
ça. Quand vous allez voir des compétitions d'art martiaux, celui qui donne le
coup de pied ou le coup de coude peut parfois pousser un cri, faire une grimace,
mais il n'est pas comme ça. Le corps s'exprime de différentes manières. À un moment
donné, vous n'avez plus d'histoire sur ces codifications. Il y a de multiples
manières de sourire. Il y a de multiples manières de pleurer. Si votre légèreté
devient grave, dans quelque situation que ce soit, c'est qu'elle n'est pas sérieuse.
C'était une légèreté psychologique. La légèreté, si on veut employer ce mot, c'est
ce pressentiment que ce qui se présente dans l'instant est tout ce qui peut à
jamais y avoir. C'est un ressenti non conceptuel. Il ne pourra jamais y avoir
autre chose et il n'y a jamais eu autre chose. Mais si l'événement vous rend grave,
c'est que cette légèreté est psychologique, donc qui dépend des circonstances,
que vous allez pouvoir développer par le yoga ou d'autres techniques - en devenant
soufi - mais qui dépend d'une activité. Un jour, vous allez voir profondément
que tout ce que vous devez faire, ça va vous fatiguer. Vous allez être trop fatiguée
pour faire quoi que ce soit, y compris pour être légère, y compris pour être triste.
Vous allez voir que tout ça c'est une activité qui vient uniquement quand vous
prétendez avoir une histoire, avoir un passé et avoir un futur. On peut voir tout
ça comme étant un concept. C'est une maturation qui ne dépend pas d'un quelconque
faire et qui ne dépend pas du temps. Alors le mot maturation est faux. Évitez
de vouloir le comprendre, parce qu'on ne peut le comprendre que dans le temps
et c'est faux ; la maturation est dans l'instant. Vous êtes condamnée à cette
maturation. Le seul ajournement possible, c'est d'essayer d'être mûr, par la pensée,
par l'action ou par l'émotion. Ça c'est un sac sans fond. Vous allez être plus
sage tous les jours, plus libre tous les jours : c'est une misère constante. Vous
ajournez constamment l'essentiel. À un moment donné, vous ne cherchez plus à être
moins ceci et plus cela, à être sans peur, à être sans désir : vous ne cherchez
rien. On peut appeler cela une forme de respect, un respect pour la réalité, pour
ce qui est là dans l'instant. C'est le respect pour l'essentiel. L'essentiel ce
n'est pas quelque chose qui est caché derrière l'apparence - ça ce sont de belles
histoires indiennes - l'essentiel c'est ce qui est là, c'est ce que vous sentez
dans l'instant. Il n'y a rien d'autre que ça. Là il n'y a rien à comprendre, il
n'y a tout simplement rien. C'est ça qui se reflète comme légèreté qui apparemment
surgit quand les situations conviennent à votre idéologie et qui apparemment s'élimine
quand les situations ne correspondent pas à votre plan pour l'humanité. À un moment
donné, vous arrêtez de vous prendre pour Dieu et de vouloir régler les problèmes
de l'humanité - ou le vôtre, parce que c'est le même. C'est une histoire dans
les deux cas. Pratiquement, vous pouvez vous offrir des moments dans la journée,
à un feu rouge, pour quelques instants - ce n'est pas un problème de temps, il
n'y a pas de temps là - où vous arrêtez de prétendre d'être une femme, un homme,
un chien, un dromadaire, d'avoir des parents, des enfants, un travail, une intelligence,
une compréhension et vous vous donnez à ce qui est là. Ça peut être un genou,
un vacarme, une odeur, ce qui est là dans l'instant, sans rien vouloir en tirer.
Ça c'est l'essentiel, c'est la beauté. Je dirais que cette disponibilité va s'étaler
dans votre vie, jusqu'au moment où vous voulez ce qui est là, parce que ce qui
est là, c'est ce qui doit être là. C'est vous-même, il n'y a rien d'autre. Que
ce soit soi-disant vous, soi-disant les autres, ce n'est que vous même. C'est
la totalité. Là, la légèreté est véritable ; mais elle ne peut pas être grave.
L'expression de cette légèreté peut être terrifiante si nécessaire. Mais c'est
une légèreté. Quand le chat crève la gorge de la souris, c'est la même légèreté,
si on le regarde sans histoire. Mais si vous avez une histoire, alors, selon que
vous preniez pour le chat ou pour la souris, c'est une chose dramatique ou merveilleuse.
Mais ce n'est absolument rien, si on n'a pas une idéologie à savoir comment le
monde doit être, si on n'a pas la vanité de vouloir améliorer la création. Ça
n'empêche pas de bouger ! Parfois vous allez assister avec émerveillement au spectacle
du chat qui torture la souris, parfois vous allez donner un petit coup sur le
nez du chat. L'un n'est pas mieux que l'autre. Vous ne décidez pas : ce n'est
pas un méchant chat, ce n'est pas une gentille souris. La souris, si quelqu'un
ne lui crève pas la gorge, va manger quelqu'un d'autre. La nature de la vie c'est
l'action. Le corps bouge, le corps contemple, le corps tape sur un museau de chat
: c'est la même chose. Vous n'avez pas d'histoire que vous savez mieux que Dieu
ce qui doit être. Comment vous savez que vous devez taper sur le nez du chat ?
Vous tapez sur le nez du chat. Comment vous savez que vous devez assister à la
mise à mort de la souris ? Vous assistez à la mise à mort. Il n'y a pas de mieux
ou de moins bien, sauf si on vit de manière idéologique. Dans ce cas, dix ans
après, vous allez encore penser à cette pauvre souris massacrée par le chat. Tout
ce qui est moins qu'une liberté, c'est une prétention, c'est fatigant. Tout ce
qui dépend de quelque chose, c'est une prétention. Il n'y a pas de cause à effet,
sauf dans notre histoire. Il n'y a rien à penser là-dedans, la pensée ne peut
pas comprendre. Vous l'écoutez, vous l'oubliez. Il va rester une légèreté. Vous
n'avez pas de place dans la liberté. Il faut vraiment le comprendre : on ne peut
pas devenir libre. Il faut laisser ça à l'Inde traditionnelle. L'Inde est un pays
de symboles, d'analogies. Ce qui est formulé en Inde dans les textes, dans l'Islam
ou ailleurs, ce sont des portes : ça parle de ce qui est derrière la porte. On
ne peut pas parler de ce qui est derrière la porte, alors on crée des goûts, des
sons, des proportions qui pointent vers ça : un temple, une proportion musicale,
un mouvement de danse. Ça pointe vers ce qu'on ne peut pas penser, comprendre,
ressentir. Vouloir être libre, c'est la prison. La liberté n'a pas de place pour
quelqu'un de libre. On ne peut pas devenir libre : c'est très important, sur un
certain plan, de comprendre cela. Sinon, il y a toujours une tension, toujours
un dynamisme vers la liberté, toujours une insatisfaction. C'est une forme d'affront
à la divinité de penser qu'il y a une quelconque autonomie. Vous n'avez pas d'autonomie
. Selon ce que vous avez mangé, ce que vous avez lu, ce que vous croyez, vous
répondez d'une manière ou d'une autre. Mais la vie n'est que ça. Vous n'avez aucune
liberté dans ce que vous pensez : c'est ce que vous avez lu, entendu, approuvé.
Et vous dites " je pense ça ". Vous n'avez aucune liberté dans ce que vous ressentez.
Si on voit votre passé, on voit pourquoi vous vous sentez comme ça. Alors s'imaginer
qu'un organisme qui n'est que conditionnements peut être libre, c'est une forme
de stupidité. Mais à un moment donné, on s'émerveille de cette stupidité, parce
qu'elle est notre porte sur la liberté, quand on accepte totalement, quand on
se rend compte de notre totale incompétence à pouvoir être libre. Car tout ce
qu'on va faire pour être libre, c'est le passé, c'est la mémoire. On peut uniquement
trouver le passé, ce qu'on connaît déjà. Si vous pensez sur la liberté, ce sont
vos vieux mécanismes, vous ne pouvez que trouver le passé. Quand vous vous rendez
compte que ce que vous cherchez vous ne pouvez jamais le trouver, parce que vous
allez constamment le projeter, vous réalisez que ce que vous avez toujours cherché
devant vous c'est derrière vous et que ça, vous ne le cherchez pas ; c'est ça
qui vous cherche, quand vous arrêtez d'avoir la prétention de vouloir le trouver.
C'est que Eckhart appelle l'humilité Mais il n'y a pas personne d'humble dans
l'humilité. Ça, il faut le comprendre et ensuite il faut oublier qu'on a compris.
Se rendre compte combien dans la journée on essaie de se changer, alors que tous
nos antagonismes, toutes les peurs, toutes les restrictions en nous, c'est exactement
ce dont on a besoin pour découvrir cette liberté. Mais constamment on dit non
: " J'ai peur, je voudrais être sans peur. Alors je vais travailler pour être
sans peur et peut-être à ce moment-là je vais devenir libre. Je suis jaloux, je
dois me libérer de la jalousie pour être libre. Je suis coléreux, je suis ceci,
ceci, ceci… " C'est la même chose, c'est une prétention. Non. Vous êtes jaloux,
vous êtes peureux, vous êtes agité : c'est la merveille de la vie. Quand vous
l'accueillez complètement, que vous vous émerveillez de votre totale stupidité,
de votre totale incapacité à comprendre le neuf - parce que vous ne pouvez que
comprendre votre mémoire - là il y a une tranquillité qui s'installe. Ça, je dirais
c'est un moment de repos ; il faut se laisser inviter, constamment. À un moment
donné, il n'y a plus aucune tendance en vous de vous trouver dans quelque chose
: de vous trouver dans votre famille, vos enfants, votre travail, votre corps,
dans ce que vous faites, ou dans la fantaisie d'être libre. Vous cherchez d'abord
dans l'école de danse et puis dans le mari, puis dans les enfants, puis dans la
méditation. Mais vous vous cherchez toujours ! À un moment donné, vous ne vous
cherchez plus. Ça vous cherche… Vous devenez disponible. Ce qui s'approche le
plus de cette orientation, c'est l'art. Quand vous apprenez à écouter la musique
indienne, à regarder la danse, à contempler l'architecture, je dirais que organiquement
vous êtes ramené à ce non-dynamisme. Ça c'est ce qu'on appelle en Orient la voie
directe. ce n'est pas une voie et personne ne l'a jamais suivie. Il n'y a surtout
personne qui soit jamais arrivé au bout ! C'est pour cela qu'on l'appelle la voie
directe. Ça ne remet pas en question quoi que ce soit. Vous pouvez organiquement
faire une thérapie, faire du yoga, devenir bouddhiste, vous marier, avoir des
enfants, méditer, aller en Inde. Mais à un moment donné, vous ne le faites plus
pour quelque chose. Vous faites de la musique parce que vous êtes musicien, pas
pour vous trouver dans la musique. La vie c'est l'activité, mais vouloir vous
trouver dans l'activité, ça vous empêche d'avoir une activité organique. Si vous
voulez vous trouver dans la danse, vous n'êtes jamais un bon danseur. Si vous
voulez vous trouver dans la famille, vous n'êtes jamais une bonne mère de famille.
Si vous voulez vous trouver dans la méditation, il n'y aura jamais de méditation.
La méditation vous trouve, la famille vous trouve, la danse vous trouve, la vie
vous trouve. Ça c'est autre chose ; vous suivez. Il y a résonance en vous. Vous
ne le faites pas pour ceci ; vous le faites parce que vous le faites. Parce que
la raison est humaine et vouloir comprendre quelque chose de ce qui est au-delà
de ce qui est humain, c'est un manque de compréhension. Il n'y a rien qu'on puisse
comprendre : on ne peut comprendre le soleil, la lune, la vie, la mort, une fourmi,
on ne peut rien comprendre ! On peut uniquement ramener à sa mémoire ce quelque
chose qui est la totalité. Alors vous respectez ce que vous ne pouvez jamais comprendre.
Vous allez voir que c'est vous-même, parce qu'il n'y a rien qui soit à l'extérieur.
Tout ce que vous rencontrez dans la vie, c'est pas autre chose que vous et c'est
exactement ce dont vous avez besoin pour vous rendre compte de ça. Alors il n'y
a plus de voies spirituelles. Il n'y a qu'une voie spirituelle et vous ne pouvez
pas être là en même temps : tant que vous suivez une démarche spirituelle, il
n'y a pas de démarche spirituelle : vous la suivez pour vous trouver. Une voie
spirituelle n'a pas de place pour un quelqu'un, pour une personne. Dans un moment
de tranquillité, où vous ne voulez rien, vous ne savez rien, vous ne prétendez
rien, il y a une voie spirituelle. Peut-être irez-vous au Kailash, peut-être irez-vous
à la Mecque, mais vous irez pour remercier, pas pour trouver quelque chose. c'est
là que l'art se présente. L'artiste joue pour célébrer, pas pour se trouver. Sinon,
ce n'est pas un véritable artiste. Alors la démarche spirituelle, du point de
vue de l'Orient, c'est un remerciement : c'est remercier du pressentiment d'être.
Ce n'est pas un moyen pour se trouver, car ça c'est une caricature. Alors votre
vie, votre pensée, votre activité, expriment votre conviction qu'il n'y a rien
à trouver dans la vie, qu'il n'y a pas de but à la vie, que chaque instant est
sa propre beauté. C'est ça la voie spirituelle. C'est de dire merci : pas à quelqu'un,
pas à quelque chose, mais merci à soi-même, parce qu'il n'y a rien d'autre dans
tout ce que vous voyez. Vous ne devez pas écouter C'est vous qui êtes ce qui est
écouté. Il y a écoute. Vous n'écoutez pas. Si vous écoutez, il n'y a pas écoute,
il y a agitation. Si vous méditez, il n'y a pas de méditation ; il y a un méditant.
Personne n'écoute. Un bruit, une sensation : ça jaillit, ça disparaît. Vous apparaissez,
vous disparaissez. Vous n'écoutez jamais, vous ne méditez jamais. C'est ça l'écoute.
C'est ça qui est là, maintenant. Le reste, ça s'en va. Quand on est un en votre
présence, cette écoute résonne. Qu'est-ce qui peut faire, une fois qu'on est en
un autre lieu, dans une autre situation, que ça se maintienne ? Quand vous êtes
là en votre présence, cette écoute résonne. C'est un processus, c'est une conscience
qui est ma réalité ? Il n'y a rien d'autre. Sauf dans votre histoire que la réalité
devrait être comme un éléphant rose. Il n'y a rien d'autre ! Il n'y a que résonance.
Vous l'attribuez à ceci, à cela, mais c'est vous qui vivez la résonance. Il n'y
a rien d'autre. Vous vous écoutez maintenant, vous sentez la résonance. Ça c'est
vous-même, vous l'avez toujours là. C'est quand vous arrêtez de prétendre qu'elle
dépend de quoi que ce soit, y compris de vous-même. C'est sur un fil de rasoir.
Un millième de millimètre en avant et c'est parti. Mais c'est toujours là… sauf
quand vous voulez l'attraper. Parce que là vous vous êtes quitté, vous avez quitté
votre intégrité. - Mais toute personne qui a un plaisir, un bonheur quelconque,
a envie de le retenir… - Il faut rester avec vous, il n'y a que vous. Vous sentez
cette avidité, c'est merveilleux ! C'est votre ishta devata, c'est votre porte
sur la tranquillité. Cette avidité, ce n'est pas une erreur à rectifier, qui vous
empêche. Non ! C'est ça, c'est ici, il n'y a que ça ! Ouvrez-vous à cette avidité,
c'est votre cadeau. Mais vous le refusez, parce que vous dites : " je suis avide,
ça m'empêche ". Vous êtes avide : c'est ça qui vous amène ici, c'est ça votre
porte de sortie. Il faut l'aimer, c'est vous-même. Qu'est-ce qui se passe quand
vous aimez cette avidité ? On ne peut être clair que maintenant Alors, constamment
on dit non. Je ne devrais pas être avide, parce que la spiritualité, la sagesse,
c'est de ne pas être avide. On passe sa vie à refuser ce qui nous amène sur l'essentiel,
parce qu'on a l'idéologie que la sagesse, elle est là-bas. Non, elle est maintenant
: c'est l'avidité. Vous le ressentez, vous êtes ça. Il n'y a pas de but là-dedans
; le fait d'être est son propre but, sa propre joie. Ça ne vous apporte rien.
Vous ne devenez pas riche pour ça, vous ne devenez pas sage pour ça ; vous ne
devenez rien. Il n'y a rien d'autre, sinon c'est une histoire. Et c'est dans l'instant,
c'est que dans l'instant. Ce n'est pas dans l'histoire de devenir clair et de
rester clair jusqu'à la fin de sa vie : ça c'est une histoire. On ne peut être
clair que maintenant. Demain, la peur surgit, c'est merveilleux ! La peur, c'est
l'essentiel. Il n'y a que ça. On est constamment en train de dire : " non ! c'est
pas ça ! " Un jour vous travaillez plus et puis un jour vous… non, ce n'est pas
ça. C'est une histoire. Mais en même temps c'est ce qui vous amène. Comment savez-vous
que vous êtes avide ? Vous êtes avide ! C'est la réalité, c'est la tranquillité.
Il n'y a rien à faire. Tout ce que vous pouvez faire, c'est à côté. Il n'y a rien
à penser, il n'y a pas de technique. Vous ne pouvez pas le faire demain. Vous
n'êtes que ça. - La pensée n'a presque pas de rôle, dans une (…) - La pensée intentionnelle.
Mais il n'y a que la pensée. Il n'y a rien d'autre. - S'il n'y a pas d'histoire,
où est la pensée ? - C'est encore un dynamisme, même l'absence d'histoire. C'est
une double absence : l'absence de l'absence. L'absence d'histoire, pour moi c'est
un peu comme le samadhi : il y l'absence d'objet, mais il y a encore l'écho d'une
histoire. L'absence de l'absence, c'est ouvert à l'absence de l'histoire et à
la présence de l'histoire. Même quand l'histoire est présente, il n'y a pas d'histoire.
Parce qu'il n'y a jamais eu d'histoire. C'est nous qui le qualifions d'histoire,
c'est nous qui le qualifions de faux, c'est nous qui le qualifions d'illusion,
c'est nous qui le qualifions d'avidité. Alors qu'il n'y a que l'essentiel, c'est
nous qui le nommons Dieu ou qui l'appelons le diable. Mais pour s'ouvrir à ce
pressentiment, la pensée n'a pas de place, sauf quand elle est là. Quand elle
est là, c'est ça la porte. C'est-à-dire tout le temps. Elle a pas de place comme
moyen, mais elle n'est que résonance. Il n'y a que pensée La chaise, c'est une
pensée, bien sûr. Ce que vous appelez tabouret, ou arbre, c'est une pensée, bien
sûr. Quand vous ne le pensez pas, ce n'est pas là. Je pense que pédagogiquement
la sensation - qui est une pensée aussi, qui est toujours en termes d'essence
- est beaucoup plus… - c'est très dangereux de dire ça, mais si on le dit très
vite… - elle est beaucoup plus proche de l'essentiel que la pensée. S'il y a des
gens intelligents dans la salle, bien sûr, ils peuvent détruire cela très facilement.
Mais sur un certain plan c'est vrai. Le ressenti de la peur, dans le ventre, est
plus proche de l'essentiel que la pensée de la peur. Sur un autre plan, c'est
deux pensées. Nous pouvons déceler en nous le mécanisme de la pensée. C'est de
vouloir s'en sortir : dès qu'un événement ne correspond pas à notre plan du monde,
on pense. Il faut s'en rendre compte. On en peut pas penser et écouter à la fois.
Quand on écoute, il n'y a pas de pensée. Il peut y avoir une pensée, mais ce n'est
plus une pensée séparée. C'est un écho, une résonance. Quand on ajourne, il n'y
a que pensée : " Je devrai, demain. J'aurais dû. Si la situation était différente.
Si j'étais différent. " Et ça passe. Vous devenez trop fainéant pour prétendre
avoir un quelconque avenir là-dedans, pour vouloir vous trouver dans quelque chose,
dans vous-même. J'ai exactement les mêmes peurs que vous ! - Et comment vous les
vivez ? - Exactement comme vous ! - Très bien ! Il y a un ressenti. Être sans
peur, c'est une histoire. C'est un sage qui est sans peur. Quelqu'un qui est devenu
sage et qui est condamné à le rester. Mais si vous ne devenez rien, si vous arrêtez
d'avoir la prétention de devenir quoi que ce soit, quelle pourrait être le problème
de la peur ? Si vous n'avez pas d'histoire, vous devez être sans peur… Mais dans
le seul instant où vous vous libérez de la prétention de devoir être sans peur,
comment vivez-vous la peur ? On doit vivre la peur sans peur. On doit vivre la
tristesse sans tristesse. On doit vivre l'agitation sans agitation. Mais quand
vous dites vivre la peur sans peur, vivre la tristesse sans tristesse, ce que
nous entendons, c'est que c'est possible de traverser ça dans une relative base
de confiance. Il faut d'abord qu'il y ait un terrain solide pour pouvoir traverser
ça. S'il n'y a pas de terrain solide, il n'y a pas de traversée possible. Si vous
avez une histoire de devenir, oui ! Mais à un moment donné, vous ne vous situez
pas dans une histoire de devenir sans peur. Alors il n'y a plus de terrain possible.
Votre terrain, c'est votre liberté du terrain. Votre peur, c'est votre liberté
de la peur. La peur est uniquement là pour que vous vous sentiez sans peur. Mais
c'est uniquement possible quand vous dites merci. La peur est uniquement là pour
que vous vous sentiez sans peur. Vous sentez la peur : c'est votre cadeau. Vous
dites merci. C'est pas un hasard, ce n'est pas une erreur, une erreur divine…
Non, c'est votre cadeau. Quand vous n'avez pas l'arrogance d'être sans peur, quand
la peur s'immisce totalement en vous, sans la moindre résistance, vous sentez
la peur sans peur. Et c'est dans l'instant ! Qu'est-ce qui peut faire qu'on s'ouvre
à la peur, sans la moindre… [inaudible]…, sans la peur de mourir ? Qu'est-ce qui
va faire qu'on va dire : " Oui, j'ai peur de mourir et je vais me laisser aller
complètement dans cette peur, jusqu'à ce que j'en meure, si ça doit se produire
? La même chose qui va faire que vous allez commander deux œufs au restaurant
tout à l'heure. Ça me fait moins peur ! Il n'y a rien de séparé dans la vie, rien
qui pourrait avoir une autonomie, une activité, qui pourrait arriver à quelque
chose. Vous seriez le seul être indépendant du cosmos, le seul qui pourrait décider
quelque chose, de faire ou de pas faire, pour être ouvert à la peur. Parce qu'il
n'y a qu'un. Vous pouvez prétendre faire, vous pouvez prétendre ne pas faire,
mais vous n'avez jamais rien fait et vous ne ferez jamais rien. Il y a une légèreté
quand on comprend ça. Vous ne portez plus sur vos épaules vos capacités. Il n'y
a pas de devenir ! Vous sentez la peur, vous dites merci. C'est tout ! Quand vous
dites merci, de quoi pourriez-vous avoir peur ? Il faudrait que ce merci me vienne
! Si vraiment j'ai peur, c'est la peur qui va m'emporter et qui va m'effrayer.
Ce merci, je vais être obligé de le plaquer, ça va pas être quelque chose de naturel.
C'est parce que vous amenez les choses dans une histoire d'un devenir. Le merci,
vous ne pouvez pas le dire tout à l'heure, c'est maintenant à tout jamais. N'essayez
pas de le trouver dans ce qui va arriver demain ! Ça c'est pas possible. Vous
voulez dire par là que quand je parle et j'argumente… Non, avant ça. Vous êtes
dans ce merci, mais vous avez l'histoire que vous n'y êtes pas. C'est que vous
allez essayer d'y être demain. C'est de ça dont il faut se rendre compte. Donc,
peut-être que cette histoire m'habite d'une façon très insidieuse… Ce n'est pas
vous ; c'est moi, c'est tout le monde. Il n'y a pas de différence. Oui, d'accord.
Oui, oui, d'accord. Mais [rires] pour la plupart des gens ici dans cette pièce,
cette histoire qui les habite, elle les habite de façon suffisamment insidieuse
pour que, s'ils ont peur, ça ne leur vienne pas naturellement de dire merci. Vous
allez voir que ça c'est une histoire. C'est une histoire dont vous vous servez
pour ne pas dire merci maintenant, pour vous maintenir en vie. Un jour vous allez
voir que toutes les histoires dont vous vous servez pour justifier de ne pas dire
merci, c'était ce qui était nécessaire pour dire merci aussi. Mais dans le moment,
toute justification (quand, comment, pourquoi), c'est une fuite. C'est la peur.
Vous donnez du L.S.D. à quelqu'un qui vit dans la peur, il va vouloir savoir où
il est, qui il est, où il va, ce qui se passe. Vous donnez du L.S.D. à quelqu'un
de tranquille, il y a émerveillement. Parce qu'il ne se cherche pas dans ce qu'il
voit, dans ce qu'il ressent maintenant. - C'est un abandon total. - Même pas !
C'est déjà une histoire. Parce que c'est encore quelque chose qui pourrait se
faire. Il faut vivre ça finalement, de plus en plus, avec cette compréhension
que c'est derrière et qu'on ne peut que regarder devant, on ne peut faire que
devant. Tout est juste. Mais rien n'est ça ; et tout est ça aussi. - Chez vous
c'est juste, mais chez moi c'est une histoire. - C'est ça l'histoire ! Il y a
l'histoire que quelqu'un peut être sans histoire, un grand sage… …une personne
assise sur une chaise devant moi… …ou sur une montagne, ou dans une grotte, ou
vous-même demain. À chaque instant on essaie de penser l'impensable. Il faut se
rendre compte que c'est inévitable, qu'on ne peut pas fonctionner autrement que
ça. On ne peut pas éviter aussi de se rendre compte, à un moment donné, que c'est
impossible. Quand on voit que c'est impossible, là il n'y a plus d'histoire. C'est
pour cela qu'on l'appelle la voie négative. On ne peut jamais pointer. On ne peut
pointer que vers ce qu'on n'est pas. Et il n'y a rien qu'on n'est pas. Ce qui
se présente, c'est ça. Alors c'est pas la peine de se libérer, de se séparer.
Tout ce que vous rencontrez, c'est ça, sauf dans votre histoire que ça devrait
ressembler à quelque chose d'autre. Mais on le sent, quand on commence à avoir
certains moments où on ne se cherche plus. Ce n'est que quelques instants d'abord
: vous n'êtes pas en train de faire quelque chose pour quelque chose. Vous vous
mariez, vous divorcez. Vous devenez un dictateur. Vous ouvrez un pressing. Mais
vous ne vous cherchez pas là-dedans. Qu'est-ce que c'est l'essentiel ! Ça ne peut
pas être autre chose, sauf dans l'histoire que les pressings c'est des pressings.
Il n'y a jamais eu de pressing. Il n'y a que l'essentiel, si on ne crée pas une
histoire, si on ne sépare pas. Il faut se rendre compte soi-même qu'on est toujours
en train de séparer : le haut et le bas, oui et non… … vous et moi. On ne peut
pas faire autrement ! On aime ça, c'est soi-même. Quelque chose se passe. Ce n'est
pas un acquis, ce n'est pas à vous. Une réaction surgit de nouveau et c'est également
ça. Vous ne pouvez rien avoir dans la poche. Il n'y a rien à vendre. Ça s'appelle
regarder, écouter, sentir, penser, quoi que ce soit, sauf dans notre histoire
où il y a ceci et cela. On se rend compte du mécanisme, on aime ce mécanisme,
parce que c'est nous-mêmes et c'est notre porte de sortie. On se rend compte de
sa prétention à dire : " non, ça doit pas être comme ça, je devrais être comme
ça. " Je devrais être sans peur. " Je " ne peut pas être sans peur ! Une personne
n'est que la peur. On sent la peur, mais personne n'a peur. Il y a vibration,
dilatation, chaleur, opacité, souplesse, élasticité, coloration, devant, en haut,
derrière. Personne n'a peur ; il y a un ressenti. Vous sentez la peur, vous sentez
la joie, vous sentez la tristesse, vous sentez l'agitation. Vous n'êtes pas l'agitation
; vous la sentez. Vous n'êtes pas la peur ; vous la sentez. Vous n'êtes pas votre
genoux ; vous le sentez. Vous n'êtes pas votre voiture, votre compte en banque,
votre peur non plus. Vous n'avez pas besoin de donner votre argent pour être libre
de l'argent. Vous devez vous rendre compte qu'il n'est pas à vous. Il n'y a rien
dont on doive se débarrasser, surtout pas du corps ; c'est lui qui se débarrasse,
au bon moment. Alors, ce qui est là, c'est l'essentiel. Ça se présente sous la
forme du compte en banque, du divorce, du cancer, d'une naissance, d'une mort
et de la compréhension d'une agitation. Mais vous n'avez plus la prétention de
savoir ce qui devrait être là. Ce qui est là, c'est ce qui est là : c'est vous-même.
Il n'y a pas d'espace pour bouger, il n'y a que mouvement. Ça, vous le voyez dans
l'art : dans un grand danseur de Kata Kali, dans un musicien, dans une architecture,
dans un poème, dans un enfant, dans un mourant, quand il n'y a pas d'histoire
que les mourants ne devraient pas mourir, ou autre chose. C'est une résonance,
ça ne se pense pas. Je ne le sait pas plus que vous, je le ressens exactement
comme vous. Ce n'est pas à vous, ce n'est pas à moi. Il n'y a personne qui puisse
le comprendre, le vivre. C'est ce qui fait que vous aimez la perception, que vous
aimez un chat, que vous aimez un arbre : c'est parce que ce chat, cet arbre, c'est
également cela. Vous vous aimez vous-même, dans ce qui se présente, pas dans ce
qui devrait se présenter. Qu'est-ce qui peut faire qu'on ne perd pas le fil qui
nous relie à l'essentiel ? C'est une histoire. Vous cherchez demain plus de réaction,
de dynamisme. Si vous étiez un sage, ça serait inacceptable de perdre la sagesse.
Si vous étiez libre, ça serait inacceptable d'avoir une peur. Mais si vous n'avez
pas d'histoire, il n'y a pas de demain : vous n'avez rien à garder, à défendre,
à protéger. Vous n'avez pas une sagesse qui a peur de la peur, une sagesse qui
a peur de l'histoire. Il n'y a rien, …surtout pas de sage. Ça il faut vraiment
le comprendre, sinon ça va être demain. Je l'entends comme ça, ce n'est pas une
vérité ; c'est à vous de voir comment ça résonne. C'est cette résonance qu'on
a en unité. Ça ne peut pas aller de l'un à l'autre, car il n'y a qu'une résonance.
Tout ce que vous sentez, c'est à vous : c'est toujours votre résonance, il n'y
en n'a pas d'autre. Sauf dans une histoire. Mais il faut oublier cela, sinon c'est
en train de devenir une belle histoire. Peut-être qu'au niveau des mots, ce qui
a le plus approché cette résonance qu'on ressent tous c'est le Sermon des pauvres
de Maître Eckhart. C'est également un texte de Baliani, mais surtout le Sermon
des pauvres de Maître Eckhart, quand il parle de l'humilité. Mais il n'y a personne
qui est humble. Il faut le comprendre. J'ai passé une fois un après-midi avec
l'ancien conservateur du musée de Los Angeles dans la collection tibétaine, le
docteur Pal, un Indien très sympathique. Nous discutions ensuite de différents
objets de ces collections. Il m'a expliqué pendant une heure, avec de nombreux
exemples à l'appui, combien il était humble, comme seul un Indien peut le faire…
Il ne faudrait pas avoir une nouvelle histoire, quand on formule ce qui est ici
un jeu. Parfois, certaines personnes se sentent inconfortables, comme si on enlevait
quoi que ce soit. Au contraire, quand vous pressentez qu'il n'y a rien à trouver
dans la vie, tout est à votre disposition : vous pouvez devenir ce que vous voulez.
Mais vous ne prétendez plus que c'est entre vos mains. Vous laissez la nature
vous faire tortionnaire, vous faire boucher, vous faire sage, vous faire musicien
; vous dites merci. Alors là vous trouvez vraiment votre rôle dans la création.
C'est une histoire aussi ; mais c'est vrai aussi. Il ne s'agit pas de rester sur
une chaise et de ne pas bouger. Vous pouvez aussi courir très vite, brasser le
monde, mordre et être mordu. C'est le jeu de la vie, mais vous ne vous cherchez
pas là-dedans. C'est la vie qui vous amène où vous devez être. C'est toujours
juste et vous le savez parce que c'est ce qui arrive. Il y a un sentiment de liberté.
C'est la prétention d'être indépendant qui amène cette oppression terrible de
pouvoir se tromper : vous vous êtes trompé, on s'est trompé dans son passé. Cette
impression de ne pas avoir été juste, de ne pas arriver à être juste maintenant,
de penser ne pas être juste demain. Ça, ça vous quitte. Tout ce que vous avez
fait a toujours été parfait et vous ne l'avez jamais fait. Ce sont des réactions
chimiques : je vous mords le genou, votre jambe bouge. La bouche a mordu, personne
n'a mordu. Personne n'a bougé, c'est une bouche et un genou. Vous n'êtes pas obligé
de vous approprier cela. Il n'y a qu'un mouvement. Vous pouvez devenir empereur,
un grand roi comme Janaka - ce qu'il a symbolisé - ou un balayeur. Vous ne devenez
rien. Ce que vous êtes fait pour accomplir, ça va s'incarner. Maharaja était un
homme très vulgaire, Krishna Menon était un homme très élégant. Chacun remplit
son rôle. Un jour, on a demandé à Maharaja : " Cette vulgarité, cette agitation
qu'on sent en vous… " Il a dit : " Oui, je suis d'une caste vulgaire, je suis
agité, mais je suis libre de ça. Et vous qui êtes assis en méditation devant moi,
vous êtes agité. Vous vous prenez pour la méditation. " L'agitation apparaissait
chez Maharaja. Moi je l'ai vu dix fois en train de menacer sa belle-fille, devenir
rouge, presque écumer, l'insulter avec les mots les plus orduriers qu'aucun brahmane
ne pouvait traduire sans déchoir de sa caste. Il était libre. Son corps et son
psychisme insultaient sa belle-fille. Il y avait des gens assis devant lui en
lotus, très calmes, mais ce n'est pas là qu'il y avait la liberté. Il n'avait
rien à prétendre, il ne prétendait pas être un sage. Dans les livres, c'est arrangé.
C'est une expression presque propre de parler autrement. C'était amélioré dans
les livres : pas l'essentiel, la forme. On veut toujours se libérer de l'agitation
: c'est ça l'agitation, c'est ça le manque de respect. On se rend compte ; on
accepte en soi cette tendance de toujours vouloir, vouloir. Quand vous acceptez
profondément cette tendance, rien ne se passe. Là il n'y a pas d'agitation, sauf
quand elle se présente. L'expression de Maharaja a fait beaucoup de bien. Je connaissais
beaucoup d'élèves de mon maître, qui était un homme élégant, raffiné, cultivé,
riche, beau, tranquille, qui s'habillait très bien, avec des chaussettes en soie,
des pull-overs de très haut prix, qui avait deux Mercedes, un chalet en Suisse,
trois appartements à Lausanne, la plus belle maison de Saint-Paul de Vence, qui
connaissait admirablement la musique classique, le théâtre antique. Alors beaucoup
de ses élèves se sont mis à se raffiner, à porter des chemises blanches, à aller
au concert, à manger avec subtilité. Et puis certains ont eu la chance de rencontrer
Maharaja : ça leur a fait beaucoup de bien ! Quelque chose s'est passé : ils n'ont
plus essayé. Ceux qui était naturellement purs, sattviques, le sont restés. Ceux
qui étaient naturellement agités le sont restés aussi. À ce moment-là une clarté
peut se présenter. Mais quand on veut changer sa nature, changer ses composantes
chimiques, être autrement que ce qu'on est, c'est une insulte à ce qui est au-delà
de la nature. C'est de se rendre compte en soi-même quand on essaie d'être sage,
d'être libre, d'être ouvert, d'être disponible ; se rendre compte de sa prétention
et l'accepter. Ça c'est la porte. Il n'y a pas de porteur. Quand vous invitez
une troupe de Kata Kali pour un spectacle, souvent, pour qu'ils montent sur scène,
il faut qu'il y ait une bouteille de whisky. Dans tous les cas, après le spectacle,
il faut avoir de nombreuses bouteilles de whisky. Mais pendant le spectacle, il
n'y a que la perfection. Il n'y a personne de parfait sur scène, il n'y a que
la perfection. Mais quand on n'est pas clair, on est étonné après. On va au restaurant
avec les danseurs, on est étonné. On se dit : " Mais c'est pas possible ! Comment
quelqu'un d'aussi vulgaire peut être la perfection ? " Il n'y a que la perfection,
mais personne ne peut l'avoir dans sa poche. Elle passe autant au restaurant après
; mais dans notre histoire, nous ne le savons pas. Il n'y a pas de bons danseurs,
il n'y a que la danse. C'est pour cela qu'au Japon il y a des masques et qu'en
Inde on peint le visage. Il n'y a pas d'acteur, il y a action. C'est pour ça que
l'art est la forme extrême de l'intelligence, de la beauté, de la compréhension.
C'est ce qui va le plus loin, parce qu'il n'y a pas d'acteur. C'est quand il n'y
a pas d'acteur, qu'il y a un bon acteur : c'est parce qu'il n'est pas son rôle
qu'il n'est que son rôle. Mais un acteur qui se prend pour son rôle le congestionne.
Vous pouvez le transposer. C'est pour ça que dans la musique indienne, dans la
peinture indienne, dans la sculpture, vous n'avez que des émotions qui sont montrées.
Même l'émotion de la tranquillité n'est pas plus haute que la peur. C'est un raga
parmi les autres. Pourquoi ? C'est comme à l'opéra. Tout le monde s'égorge, à
la fin : vous applaudissez, c'était merveilleux. Qu'est-ce qui était merveilleux
? Ce n'était pas l'histoire, c'était l'émerveillement. Dans la musique c'est la
même chose. Dans la peinture indienne c'est surtout la séparation. C'est Radha
qui cherche sous toutes les branches de Brindavan si Krishna est là. C'est sa
souffrance qu'elle exprime dans la poésie, dans les grands poètes. La souffrance
c'est quoi ? C'est la beauté ! C'est pas de se libérer pour être libre. L'émotion
c'est la liberté, quand elle a pas d'histoire, quand elle est ressentie. C'est
pour ça qu'après un raga de la séparation, le raga de la terreur (le Bhairava
raga), ou le raga de la paix, quand les dernières notes se meurent dans votre
cœur, vous avez la même joie. Le reste c'est une histoire, une histoire nécessaire
pour trouver cette tranquillité. C'est la même chose pour les émotions. La peur
apparaît : elle va s'effondrer dans votre écoute. C'était votre raga. Il faut
l'écouter. De temps en temps, je m'ennuie… C'est votre chance ! Pour quelqu'un
d'autre c'est une gifle, pour quelqu'un d'autre c'est un viol, pour quelqu'un
d'autre c'est de gagner à la loterie nationale. Pour vous, c'est l'ennui : c'est
ce qui vous vient, c'est l'essentiel, c'est l'absolu. Vous sentez l'ennui, vous
le sentez. Vous fermez les yeux : c'est dans la gorge, dans la poitrine, dans
le ventre. Vous écoutez : c'est une caresse. Vous êtes attaché sur votre lit et
c'est une nouvelle maîtresse qui vous caresse : vous ne pouvez rien faire. C'est
ça l'ennui. Vous vous laissez faire : vous ne pouvez pas influencer sa main, son
pied, ses lèvres. Vous vous laissez faire. Quelque chose se fait. Vous allez voir,
vous ne vous ennuyez plus ! Vous sentez la main. Quelque chose va se faire. Sur
un certain plan c'est, bien sûr, l'histoire que les choses devraient être autrement
: si vous étiez en train de faire un pèlerinage à Dharmanath, ou la Khumba Mela,
la semaine dernière, vous vous ennuieriez moins… peut-être quelques jours : l'ennui
revient, il n'y que l'ennui. L'ennui c'est notre histoire, c'est se prétendre
quelqu'un : on s'ennuie, c'est vraiment ennuyeux… À un moment donné, vous n'avez
plus la prétention d'être un quelconque clown pour vous-même, c'est-à-dire d'être
un quelconque non-ennui. Vous vous rendez compte que c'est l'état ultime, l'ennui,
parce qu'il n'y a effectivement rien qui ne soit ennuyeux, quand on le regarde
du point d'une histoire ! Ce qui plaît aujourd'hui, demain, vous le savez très
bien, va vous laisser indifférent : c'est ennuyeux. Tout ce que vous allez acquérir
aujourd'hui, vous allez le perdre demain. Tout ce que vous savez, vous allez l'oublier.
Vous allez devenir gâteux. C'est ennuyeux tout ce que vous savez. Tout ce que
vous avez c'est ennuyeux. Vous le pressentez et vous écoutez l'ennui. Quand vous
n'avez plus la prétention de vouloir vivre comme ceci et que ce serait moins ennuyeux,
quelque chose se fait également. Il ne faut surtout pas essayer de quitter l'ennui,
parce que ça revient tout de suite ! Faire autre chose n'est pas moins ennuyeux.
Dévaliser une banque est aussi ennuyeux que d'être facteur. Si vous êtes fait
pour l'un ou pour l'autre, vous le faites ! Vous le faites avec tout ce que vous
avez, mais pas pour quelque chose. On a besoin de voleurs de banque, sinon il
n'y en aurait pas. On a besoin de facteurs, sinon il n'y en aurait pas non plus.
Ils ont un sens très profond tous les deux. Ils concourent à l'essentiel tous
les deux, pas un plus que l'autre. Les sages n'apportent pas plus que les criminels
; ça c'est une histoire. Comment on le sait ? Il y a les deux ! Pour vous, l'ennui
c'est votre ishta devata. C'est votre objet de méditation, mais pas conceptuellement.
Vous êtes intelligents, vous allez faire le circuit très vite : rien ne s'est
passé. Sensoriellement, peut-être que la première fois c'est bizarre de vous dire
où est l'ennui. Je dirais, pour parler pratiquement, de ne même pas chercher l'ennui
; sinon vous allez encore trouver un concept. Vous vous laissez faire, ne l'oubliez
pas ! C'est elle qui vous caresse, ce n'est pas vous qui vous caressez. Vous ne
dirigez même pas votre attention sur la caresse : vous vous laissez faire. Ça
va venir. Peut-être pas la première fois, mais ça vient. Vous allez voir, c'est
une légère amertume, c'est une compression, une oppression, un inconfort. Ne nommez
même pas. Vous sentez. Vous ne dites pas où c'est, parce que dire " le ventre,
la gorge ", c'est un concept. Vous sentez. Quelque chose se fait, quelque chose
se défait. Vous ne cherchez pas à défaire ! Ce qui vous intéresse, ce n'est pas
de défaire l'ennui ; ça c'est pour les yogis. C'est de vous trouver dans l'écoute,
ce n'est pas dans ce que vous écoutez. Vous écoutez l'ennui. Vous allez vous trouver
dans l'accueil et là il n'y a plus d'ennui. C'est l'essentiel. L'ennui était votre
chance : vous trouvez l'accueil. Pour quelqu'un d'autre, c'est l'agitation. Vous
ne voulez plus vous ennuyer, alors vous vous ennuyez toute votre vie ! Il faut
comprendre le mécanisme. Pas raccommoder. Vous êtes assis, vous êtes sur la tête,
dans la position que vous trouvez confortable. Vous êtes caressé et à un moment
donné vous pensez à votre nouvel amant, à votre nouvelle amante, à votre chien,
à votre compte en banque, à votre nouvelle religion, à votre gourou. N'essayez
pas de revenir, de vous dire " non, non, je suis agité " ; non, allez à la pêche,
allez voir le gourou. De nouveau, à moment donné, l'écoute est là. Allongez-vous,
asseyez-vous, laissez venir, laissez venir. Vous vous rendrez compte que vous
pensez à votre grand-mère : c'est parfait. Surtout ne revenez pas, ce serait une
insulte. Allez à la pêche. Un autre jour, vous sentez l'ennui, allongez-vous,
asseyez-vous, ou marchez. Il en vient d'autres. C'est comme un iceberg, on ne
voit que le top. Petit à petit, ça monte. Vous le sentez là et puis vous allez
voir, ça va être là. C'est dans la nuque et puis c'est là. Tout vient. À un moment
donné, vous pensez à nouveau à votre grand-mère. Vous vous rendez compte également
que vous n'avez pas à revenir, que vous êtes revenu. C'est parce que vous êtes
revenus que vous savez que vous étiez parti. Quand vous pensez à votre grand-mère,
vous ne savez pas que vous pensez à votre grand-mère. Quand vous savez que vous
pensez à votre grand-mère, vous n'y pensez plus. Alors vous restez là, vous ne
cherchez pas à revenir. De nouveau, vous êtes là et à un moment donné, il n'y
a plus de grand-mère : il n'y a que la sensation. Au début, c'est grossier : c'est
lourd, c'est chaud, c'est froid, c'est élastique. Mais très vite, il n'y a plus
de mots : ni en haut, ni ne bas, ni chaud, ni froid. Si vous connaissez l'art,
il y a encore quelques expressions de l'art qui pointent encore, mais très vite
il n'y a plus rien qui pointe ; il y a le ressenti. Ce ressenti va se dilater
en vous : il y a d'abord la lourdeur, la pesanteur, la chaleur. Ça monte, ça s'étale,
ça va complètement dépasser votre corps, remplir un espace. Vous ne poussez pas,
vous ne faites rien : vous n'êtes pas en train de faire une expansion, comme on
fait chez les yogis. Vous laissez faire, vous n'entretenez rien. Vous allez voir
: tout ce qui s'est étalé, cette énergie qui s'est déployée complètement dans
l'espace, de sa propre nature, un peu comme une coupe de champagne qu'on laisse
tranquille, ça explose, puis ça redescend, ça redescend, ça redescend, ça redescend…
puis à un moment donné il n'y a plus rien. Si c'est le soir, vous êtes dans le
sommeil profond, si c'est dans la journée, vous êtes dans ce qu'on appelle la
méditation : vous savez que vous n'êtes rien. Ça se transforme à chaque instant.
Au début, il faut du " temps ", mais, à un moment donné, vous voyez en vous l'impulsion
: vous l'accueillez, ça va se vider complètement. Le but n'est pas que ça se vide
! Ça c'est encore du yoga. À un moment donné, vous allez vous sentir derrière
cette expansion qui est derrière cette réduction, parce que vous ne mettez pas
l'accent dessus. Si vous voulez devenir un yogi, faites du yoga : vous allez vous
trouver toujours dans l'expansion et dans la résorption. C'est ça le yoga. Dans
la démarche directe, on reçoit l'expansion, on reçoit la résorption ; il ne reste
que ce qui est essentiel. Au début, vous le ressentez après la résorption et à
un moment donné vous le ressentez avant la résorption. Ça également il faut le
transposer. Les concepts se sentent, les percepts se pensent : tout ce qui est
ressenti se transpose conceptuellement, tout ce qui est pensé se transpose sensoriellement.
Car il n'y a pas deux. C'est nous qui avons créé un mental et un corps. Ici, on
a choisi deux mots ; en Inde, il n'y a pas deux mots. Il y en a beaucoup plus
; il n'y en a surtout pas deux. Alors c'est nous qui visualisons : nous créons
l'histoire de notre pensée et de notre corps. Dans chaque pensée, vous le sentez,
à un moment donné. À chaque ressenti, c'est une pensée ; c'est la même chose.
Mais il faut deux expressions pour les exprimer dans les langues européennes.
On a trop parlé, de toute manière… Peut-être, avant de se quitter - ce qui est
une figure de style - on peut passer quelques moments tranquilles, sans chercher
à être tranquille.