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La récolte des bleuets
(St-Honoré, 10 août 1956)

Il n'était que 6h30 du matin quand mon père vient nous éveiller, moi, mes frères et soeurs, en nous pressant de ne pas flâner.
C'était un matin comme bien d'autres, malheureusement, car nous l'aurions aimé différent. Nous étions lassés de cette obligation d'aller cueillir les bleuets jour après jour, presque tout l'été. Nous aurions bien aimé pouvoir jouir de nos vacances comme plusieurs autres enfants du village, mais nous étions loin d'être seuls dans cette situation, car plusieurs autres grosses familles de St-Honoré et de Falardeau, le village voisin, devaient faire comme nous.
Ce matin, le temps était couvert et nous espérions la pluie pour obtenir enfin un jour de congé. Mais nous savions pertinemment qu'il en fallait beaucoup plus pour décourager mon père; à moins d'une pluie battante, nous n'y échapperions pas.
La famille était grande, les obligations nombreuses. Le terme du camion qui arrivait à échéance, le compte chez Vallée, l'épicier du coin, qui continuait à monter stressaient particulièrement mon père ces derniers temps. 'Ménagez le beurre' nous disait-il. En plus, à cette date de l'année, il fallait se ramasser des sous pour l'achat de fournitures scolaires et de chaussures pour la rentrée. Malgré notre jeunesse, nous étions quand même vaguement conscients de l'importance de faire notre part pour aider dans la mesure de nos moyens.
Mais revenons à nos bleuets, car mon père commence à s'impatienter. Il faut préparer les vivres, faire les sandwichs au Paris Pâté et préparer le matériel pour la récolte.
Ma mère ne pourra nous accompagner aujourd'hui, elle doit s'occuper du ménage, cuisine et lavage. En plus de coudre pour nous, elle fait de la couture pour d'autres personnes de la paroisse, sa réputation d'excellente couturière est maintenant bien établie. Elle ne peut nous accompagner que quelques jours par été et ce sont des jours de fête pour mon père et les enfants.
On embarque donc tout le matériel dans notre camion Chevrolet 1952 rouge, lequel fait la fierté de mon père et l'admiration des enfants. Aujourd'hui ce sont les deux filles qui auront le privilège de la cabine avant. La place collé sur la fenêtre extérieure est de loin la plus convoitée, elle reviendra à l'aînée. Les garçons embarquent dans la boîte arrière du camion, il y a des couvertures pour s'abriter si on a froid.
Vers 7h30, c'est le décollage, on aime beaucoup faire cette ballade en camion. Sur la route et dans les champs, on croise parfois d'autres familles qui vont aussi aux bleuets.
Il y a plusieurs sites privilégiés par mon père pour la récolte, dont le 'Bras du Nord', le 'Grand Labour' et d'autres. Mais aujourd'hui, on se dirige vers le 'Quarante' dans le haut du rang 8.
Lorsqu'on s'approche du site de récolte, on quitte la route principale pour emprunter d'étroits chemins de terre, des chemins tous défoncés et plein de trous qu'il faut chercher à éviter. On s'aventure finalement directement dans les champs pour enfin s'y stationner pour la journée. On est accueilli par les pins gris, les sapins, les épinettes et divers feuillus, sans oublier les bleuets et les comptonies avec leur parfum suave.
Nous commençons par ramasser les bleuets à proximité du camion, pendant que mon père part explorer le territoire à la recherche de talles. Il reviendra bientôt nous chercher pour nous y amener. Les talles de gros bleuets dans les secteurs où la végétation se fait plus dense sont mes préférées.
Les aînés prennent leur rôle au sérieux et récoltent presque sans relâche pendant toute la journée. Mais pour les plus jeunes, la motivation est plus difficile et les parents plus tolérants, c'est bien naturel.
On nous rappelle aussi l'importance de ne pas trop manger de bleuets en les récoltant, cela faisant fléchir la motivation et le rendement.
Aujourd'hui, je suis désigné pour la construction des boîtes de bleuets en bois, c'est un privilège minime en soi mais qui a de l'importance car il me permettra de me libérer de la récolte quelques minutes dans la journée. Il s'agit de boîtes en petites planches de bois, mesurant environ 24" de long, par 4 à 5" d'épaisseur et 15 à 16" de haut.
Si tout se passe comme prévu, nous devrions récolter 5 boîtes aujourd'hui que nous vendrons environ 4$ la boîte. Nous ne cessons de critiquer le commerçant qui achète nos bleuets; on a le sentiment de se faire voler. 20$ pour toute une journée de travail et pour toute un famille, c'est vraiment très peu, mais cumulé à la fin de la semaine ou de mois, et en dollard 1956, cela devient appréciable.
La pause du midi est accueillie comme un véritable soulagement. Nous sommes en plus très affamés. Mon père profite de cette période pour vanner des bleuets, c'est à dire pour enlever les feuilles et les blancs, et remplir des boîtes. Comme il ne vente pas assez, nous devons faire de vent avec de grands cartons.
L'après-midi est difficile, nous sommes de plus en plus fatigués et harassés. Mon père tente de nous motiver en nous rappelant qu'il nous reste un peu moins de deux boîtes à remplir et que nous sortirons des champs dès que l'objectif sera atteint. Même les plus jeunes ne reste pas froid à cette argumentation et donne un effort additionnel pour nous aider à s'en sortir.
Quand enfin, vers 15h45, on cloue la dernière boîte, on est tous fous de joie. C'est le bonheur total, la libération. Il n'est pas long qu'on s'engouffre dans la boîte du camion pour le retour, et la fatigue est très vite oubliée.
Ma mère nous attend avec un bon souper, peut-être même avec des tartes aux bleuets, qui sait.
On aura au moins la soirée libre pour s'amuser.
Et lorsque viendra la nuit et que nous irons nous coucher, nous n'aurons qu'à fermer les yeux pour visualiser encore plein de bleuets, tellement nous en sommes imprégnés.